pièce de théâtre

Aegri Somnia (Jean Lambert-wild, 2002)


Aegri Somnia (Jean Lambert-wild, 2002)
titre original :Aegri Somnia
type :calenture, 40 min.
année :2002
pays :France
mise en scène :Jean Lambert-wild
auteur :Jean Lambert-wild
musiques :Jean-Luc Therminarias
interprètes :Jean Lambert-wild, Stéphane Pelliccia, Eric Houzelot
producteur :Coopérative 326, Le Granit - Scène Nationale, Belfort
éditions :Les Solitaires Intempestifs


A propos de cette œuvre

Ne plongez pas !
Glissez dans l’eau !
Nagez calmement !
Ecoutez, la tête dans l’eau ou hors de l’eau !
Quoi qu’il arrive, laissez-vous dériver…

Jean Lambert-wild, écrivain, metteur en scène et scénographe, est un habitué de la calenture*, qui à l’instar de sa définition médicale sur le délire, insère le théâtre dans une réflexion sur la création, sortant celui-ci de son cadre habituel pour expérimenter de nouvelles formes scéniques, tout comme s’il jetait ses idées à la mer et se libérait ainsi de ses propres divagations. En l’occurrence, avec Aegri Somnia (Rêve de malade), qui est une commande du Théâtre national de la Colline et du Granit – Scène Nationale de Belfort (auquel l’auteur est artiste associé), la scénographie se situe au fond d’une piscine municipale, où Jean Lambert-wild couché dans un lit, se lève, pyjama au corps et masque de plongée au visage, puis s’asseyant sur un tabouret, se lance dans l’évocation d’une rêverie et de ses profondeurs où il décrit certaines sensations et émotions, mais aussi quelques dérives des sentiments, faisant écho en tout cela à l’existence. Son discourt poétique est accompagné d’une lecture de trois extraits sélectionnés au sein du roman Vingt mille lieues sous les mers (les deux premiers extraits sont des descriptions de la flore et de la faune sous-marine), où les propos de Jules Verne se fondent aisément à ceux de la pièce, et où ce joint également une musique atmosphérique électronique qui peut évoquer à l’esprit celle, entre autre, de rêves rouges orangés, touchant au long de leurs portées les effets sous-marins sur la conscience humaine (A cet égard, le compositeur et l’auteur de cette calenture ont œuvré sur de nombreuses autres pièces de ce genre). Le nageur se fait ici spectateur, et vice versa, et au gré de son évolution, au bord de la piscine, à la surface de l’eau où sous celle-ci, grâce à un système technique hydrophonique installé à cet effet, il peut écouter l’artiste déclamer son texte.

Le titre Aegri Somnia s’inspire du chapitre XXIII ainsi nommé dans la première partie de Vingt mille lieues sous les mers. Jules Verne y faisait référence à la citation d’Horace, Velut Aegri Somnia (Comme les rêves d’un malade). La citation se complétant ainsi : velut aegri somnia, vanae, Finguntur species (De Arte Poetica, 7 et 8) et se traduisant de la sorte : Comme les songes d’un malade, ils se forgent de vaines chimères (Art Poétique, 7 et 8). Montesquieu l’utilisa à son compte dans Défense de l’esprit des lois dans sa forme complétée : Credite, Pisones, isti tabulae fore librum Persimilem, cujus, velut aegri somnia, vanae finguntur species (De Arte Poetica, 6, 7 et 8), qu’il traduisit par : Croyez-moi, mes chers Pisons, elles ressemblent à un ouvrage qui, comme les songes d’un malade, ne fait voir que des fantômes vains (Art Poétique, 6, 7 et 8). Le philosophe écossais Thomas Reid l’évoqua également dans ses Recherches sur l’entendement humain, d’après les principes du sens commun. Cela rappelle encore que le rêve qui se fait aussi cauchemar, et dans lequel est plongé Nemo, le soustrait avec sa propre volonté également aux lois et à la morale humaine. Jules Verne évoquera très légèrement Horace dans un autre roman dédié aux profondeurs, celui du Voyage au centre de la Terre.

Dans le roman, le chapitre Aegri Somnia se termine notamment pas l’endormissement du trio prisonnier du Nautilus, où Aronnax sent sa conscience emportée vers le pays de Morphée. Ce passage du livre est justement le troisième extrait du roman sélectionné par Jean Lambert-wild :

En ce moment, le globe lumineux qui éclairait la cellule s’éteignit et nous laissa dans une obscurité profonde. Ned Land ne tarda pas à s’endormir, et, ce qui m’étonna, Conseil se laissa aller aussi à un lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impérieux besoin de sommeil, quand je sentis mon cerveau s’imprégner d’une épaisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermèrent malgré moi. J’étais en proie à une hallucination douloureuse. Évidemment, des substances soporifiques avaient été mêlées aux aliments que nous venions de prendre ! Ce n’était donc pas assez de la prison pour nous dérober les projets du capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil !
J’entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer qui provoquaient un léger mouvement de roulis, cessèrent. Le Nautilus avait-il donc quitté la surface de l’Océan ? Était-il rentré dans la couche immobile des eaux ?
Je voulus résister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s’affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysés. Mes paupières, véritables calottes de plomb, tombèrent sur mes yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations, s’empara de tout mon être. Puis, les visions disparurent, et me laissèrent dans un complet anéantissement.


Ce chapitre souligne ainsi le rêve de Nemo, ou plutôt son cauchemar envers son passé et l’humanité qu’il ne peut plus respirer et qui, goutte à goutte, le rend malade. Cela marqué par l’obsession de se venger et de couler le navire dont il vient de repérer la présence, celle-ci dissimulée à ses invités qu’il prend soin d’endormir pour cacher le crime qu’il s’apprête à commettre. Quelques lignes plus haut, Aronnax avait perçu l’obsession qui avait envahit la conscience de Nemo, cette hantise devenue le rêve d’une souffrance :

Je me retournai. Le capitaine Nemo était devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa physionomie était transfigurée. Son oeil, brillant d’un feu sombre, se dérobait sous son sourcil froncé. Ses dents se découvraient à demi. Son corps raide, ses poings fermés, sa tête retirée entre les épaules, témoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette tombée de sa main, avait roulé à ses pieds.
Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colère ? S’imaginait-il, cet incompréhensible personnage, que j’avais surpris quelque secret interdit aux hôtes du Nautilus ?
Non ! cette haine, je n’en étais pas l’objet, car il ne me regardait pas, et son oeil restait obstinément fixé sur l’impénétrable point de l’horizon.


Œuvre scénique à la fois spirituelle et poétique, celle-ci peut également s’appréhender par le corps, ici dans une certaine mesure par l’intermédiaire de l’élément liquide. La rêverie ainsi évoquée se mêle au récit vernien qui s’apparente à un songe océanique, l’eau de la piscine jouant le rôle d’intermédiaire entre celui-ci et le ressenti de son évocation sur les nageurs.

Le texte de cette pièce est édité aux éditions Les Solitaires Intempestifs, dans le recueil de Jean Lambert-wild, Crise de Nerfs - Parlez-moi d’amour, à la suite du texte titre mis en scène en 2003, dans le même espace scénique.

* Calenture : délire furieux auquel les marins sont sujets lors de la traversée de la zone tropicale et qui est caractérisé par des hallucinations et le désir irrésistible de se jeter à la mer.

Jacques Romero, 03/2008


Auteur et interprète : Jean Lambert-wild
Musique : Jean-Luc Therminarias
Voix off : Stéphane Pelliccia et Eric Houzelot
Costume : Françoise Luro
Assistante : Aurélia Marin
Installation sonore : Christophe Farion
Régie général : Pierre Colombier
Production déléguée : Le Granit - Scène Nationale, Belfort
Production : La Coopérative 326

Spectacle produit avec le soutien des organismes suivants : le Théâtre national de la Colline, le Granit - Scène Nationale Belfort, l’Association Léo-Mare, l’Association Les Dauphins d’Avignon, la Mairie de Paris, la Piscine Georges Rigal, le CSA du Royal Artillerie de Bourogne

La Coopérative 326 est un label discographique dédié aux musiques électroniques. Elle est conventionnée par le Ministère de la Culture et de la Communication (DRAC Franche-Comté), le Conseil Régional de Franche-Comté, le Conseil Général du Territoire de Belfort, la Ville de Belfort, et elle est soutenue par l'AFAA, le Ministère des Affaires Étrangères et par la SEMPAT (Société du Patrimoine du Territoire de Belfort).

Diverses représentations : Créé en février 2002 à la piscine Georges-Rigal à Paris / Piscine Pannoux de Belfort / Centre Nautique de Chelles / Piscine Municipale Gilbert Bozon de Tours / Piscine Frédéric Mistral - Festival d’Avignon

Crédit Photo : 326-F Michel Asso Leonare

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