BD

Les Cités obscures (Benoît Peeters, François Schuiten, 1989)


Les Cités obscures (Benoît Peeters, François Schuiten, 1989)
titre original :Les Cités obscures
type :BD
année :1989
pays :France
scénario / adaptation :Benoît Peeters
dessins :François Schuiten
éditeur :Casterman (Tournai)
site web :http://urbicande.be/


L'histoire

Parmi quelques exceptions telle une part des écrits de Georges Perec, dans le cadre des créations n'étant pas une adaptation de Vingt mille lieues sous les mers ou de L'île mystérieuse, mais que nous accueillons tout de même dans notre collection pour y souligner la matière empruntée et les références importantes puisées au sein de ces romans, et au-delà des écrits de Jules Verne, il y a le monde séquentiel et autres des Cités obscures de Schuiten et Peeters.



A propos de cette œuvre

Le passage est toujours au détour du chemin...

L'œuvre Les Cités obscures, monument de la bande dessinée belge, dévoile depuis 1982 – les premières planches paraissent cette année-là dans le magazine A suivre – un univers architectural impressionnant dans un monde semblant parrallèle au nôtre, ou comme un certain reflet de celui-ci, avec sa propre existence dans l'espace et le temps. Parmi les nombreuses influences et références notables exploitées pour donner forme à une telle entreprise, dont on découvre toujours un peu plus à ce jour de la géopolitique et de l'Histoire des terres obscures où se situent les diverses métropoles existant tels des pays autonomes, il y a Jules Verne lui-même et ses créations. Ainsi l'on pourrait voir en chacun des albums de cette série comme des Voyages extraordinaires, certains volumes se prêtant encore un peu plus à la narration vernienne comme le 4ème tome / 7ème ouvrage La route d'Armilia (Casterman, 1988), le récit y étant exposé présentant notamment un grand voyage avec un jeune protagoniste du nom de Ferdinand Robur Hatteras (les trois composantes de son patronyme sont issues des romans de Jules Verne, Ferdinand Beauval pour Les naufragés du Jonathan à moins qu'il ne s'agisse ici d'une référence à Ferdinand de Lesseps que Jules Verne admirait, Robur pour Robur-le-Conquérant et Maître du monde, et Hatteras pour Voyages et aventures du capitaine Hatteras). Son oncle Zacharius (d'après Maître Zacharius de Jules Verne) lui a confié la formule qui doit redonner vie à la cité arctique d'Armilia, au pôle Nord, où il se rend à bord d'un dirigeable. Le vieux professeur Théophraste Pym d'Armilia, doyen de l'Institut Chronographique à qui est destinée cette formule, fait lui référence au personnage d'Arthur Gordon Pym d'Edgar Allan Poe, protagoniste repris par Jules Verne dans son roman Le sphinx des glaces et dont la destination de ce dernier était l'Antarctique. A cet égard, si Armilia se situe au pôle Nord de la planisphère obscure, telle l'île volcanique découverte par Hatteras, sa forme représentant l'océan arctique glacé peut évoquer celle du continent se situant au pôle Sud de la Terre ; d'ailleurs Armilia est une ville en partie souterraine. Jules Verne lui-même dira avoir été présent quand le professeur Pym remit en marche la Grande Horloge... A propos du Sphinx des glaces, un écho en est fait dans le n°17 de Luminas (voir avant-dernier paragraphe de cet article) dans la nouvelle titrée Mysterium Magnum - Un Mystérieux Mystère (Jacques Tardi, autre grand nom de la BD, fait également référence à cette oeuvre dans Le démon des glaces que nous avons de même commenté entre autres pour ses références à Vingt mille lieues sous les mers).

Quelques années plus tard, on retrouve de nombreux éléments verniens dans L'enfant penchée (Casterman, 1996), 6ème tome / 12ème ouvrage des Cités obscures : le photographe et explorateur Michel Ardan, héros de De la Terre à la Lune et Autour de la Lune, y est évoqué dans le monde obscur par les astronomes du Mont Michelson comme le directeur de l'observatoire de Genova (qu'il sera telle une étoile filante), et le système de propulsion, ainsi que l'Obus Céleste, l'engin envoyé dans l'espace vers une planète dite occulte (peut-être la Terre...), fait pleinement référence aux romans lunaires de Jules Verne (c'est d'ailleurs l'écrivain qui s'en inspirera). Cet astre, selon le professeur Axel Wappendorf, serait la cause d'une pesanteur à laquelle est soumise Mary von Rathen, l'enfant penchée, son infirmité étant directement reliée à ce phénomène. Mary et le professeur, sans parvenir à atteindre la supposée planète à bord de leur projectile spatial, se retrouvent alors dans les profondeurs du monde obscure. Le professeur y rencontre à cette occasion Jules Verne. Celui-ci lui explique qu'il est parvenu à atteindre ce monde par la seule force de l'imagination, par certains moments privilégiés, et notamment pour la première fois grâce à la vue d'un tableau d'Augustin Desombres – l'enfant de Phoebus –, peintre appartenant à son univers, et ayant lui aussi découvert cet autre monde des Cités obscures. Augustin Desombres rencontre justement dans ces mêmes profondeurs, dans le ''même temps'', Mary... Concernant la découverte du Continent obscur par Jules Verne, et soulignant l'importance des diverses formes donnant vie aux Cités obscures, celle-ci remonterait en fait à ses jeunes années comme évoqué dans cet ajout sur le a href='http://passages.altaplana.be/Dossiers/pommeraye/pommer_cadr.htm' target='_blank'>passage Pommeraye à Nantes.

Des nombreuses inventions du professeur Axel Wappendorf, outre l'Obus Céleste ainsi que la Ville Flottante qu'il imaginera avec Jules Verne, on notera plus particulièrement ici celle du vélocipède alaxien que l'on découvre en 1988 dans l'album Encyclopédie des Transports Présents et à Venir, au tout début de l'ouvrage, puis en 1996 dans le volume Le Guide des Cités, page 175 (voir ci-dessous, en fin de page, quelques illustrations concernant ce paragraphe). Sa conception influencera la création de la roue de la mort, un blindé Sodrovno-Voldachien qui nous est présenté en décembre 2004 dans Luminas, n°15, page 13, et qui est en fait une illustration datant de 1933 exposant une ébauche du Monowheel Tank Project inventé par un concepteur new-yorkais et dont la création ne dépassera pas l'étape du papier (cet emprunt est quelque peu révélateur de la diversité des sujets exposés dans l'ensemble de cette grande oeuvre pour dessiner un paysage entremêlant le réel et le fictif). La forme du vélocipède alaxien s'inspire de divers monocycles dont on peut faire remonter les toutes premières expériences au monocycle qu'Alfred Rousseau (1852-1???) conçu en 1868 avec son père, ingénieur constructeur de locomotives routières (depuis de nombreux modèles ont été expérimentés comme ceux exposés sur le site / musée de Douglas Self, spécialiste des amplificateurs de puissance, et quelques passionnés de ces mécaniques conçoivent encore leur propre prototype comme Kerry McLean et ses Rocket Roadster). Les Cités obscures semblent faire plus particulièrement le lien avec l'une des roues mise au point par l'architecte belge Gustave Strauven en 1899-1900 (dit aussi vélo-automobile à une seule roue breveté en 1900). On retrouve l'utilisation d'un tel engin dans plusieurs oeuvres d'animation japonaises comme dans la série W3 (Wonder Three, 1965-66) produite par Tezuka Osamu en 1965, d'après l'un de ses manga créé quelques semaines plus tôt et poursuivi en parrallèle cette année-là et la suivante (on peut y voir également une certaine correspondance avec l'engin de Blossfeldtstad présenté page 75 du Guide des Cités, ceux-là empruntant sans doute leur inspiration dans les différents modèles de Dynasphere créés à partir de 1932 par John Archibald Purves). Mais c'est surtout avec un plus grand respect dans la reproduction que l'on soulignera la présence d'un monocycle motorisé dans le premier épisode de la série du studio Gainax Nadia et le secret de l'Eau Bleu (1990-91) revisitant avec maestria le mythe du capitaine Nemo et du Nautilus, ainsi que le long-métrage d'animation Steamboy (2004) réalisé par Otomo Katsuhiro fortement influencé à cette occasion par l'univers steampunk et l'imagerie vernienne, et dont la scène du monocycle à vapeur fait pleinement référence dans sa course-poursuite à celle du studio Gainax. Quelques autres exemples existent dans cette forme artistique, notamment dans le manga d'Oku Hiroya Gantz (ou encore avec les motos à une roue comme dans le film Venus Wars parmi d'autres exemples), et de l'autre côté du Pacifique, outre un grand nombre de référence dans les comics tel au hasard un délirant Slave cylinder (1991) de James O'Barr avec au guidon une bande de Vil Coyote, cela en passant par le 11ème épisode de la 5ème saison de South Park (2001) où l'engin de Mr Garrison a de drôles de fonctionnalités, on citera encore s'inspirant de ces mécaniques la moto-roue du général Grievious que l'on peut voir dans Star Wars : Episode III - La Revanche des Sith (2005), et ceci jusqu'au plus récents prototypes présents dans Men in Black 3 (2012).

Si la présence de Jules Verne en tant que l'auteur qu'il fut est clairement représentée dans L'enfant penchée (1996), de même qu'il est fait mention d'un Michel Ardan – dont la personnalité en ce monde est plus que proche du célèbre Nadar que connu bien Jules Verne, cette filiation étant toujours un peu plus appuyée au fil des apparitions du personnage –, six années précédant cet album, en 1990, Le Musée A. Desombres, ''8ème ouvrage'' consacré aux Cités obscures exposait en une seule représentation le capitaine Nemo. Il s'agissait pour ce support plus précisémment d'un coffret qui, outre la présence d'une dramatique sur un CD audio, proposait de découvrir sur une plaquette intitulée Catalogue raisonné des oeuvres et des biens ayant appartenu à Augustin Desombres quelques créations dudit peintre dont le portrait dans cet univers était un peu plus exposé au fil des albums et autres créations, et surtout dans L'enfant penchée. La toile représentant le fameux personnage de Jules Verne en page 14, et datée de 1902, avait pour titre Le retour du Capitaine Nemo (Samarobriva, le retour du Capitaine Nemo comme indiqué sur les sérigraphies signées, numérotées et éditées la même année que Le Musée A. Desombres). Mais, dans la multitude des supports et des formes sur lesquels repose le grand ouvrage des Cités, ces dernières ont eu l'occasion de faire de fugaces ou régulières apparitions ici ou là, ce qui fut le cas de cette toile sur le capitaine Nemo quelques mois plus tôt dans le n°231/232 de la revue Urbanismes et Architecture (devenue en 1992 Urbanisme) daté des mois d'octobre et novembre 1989. Le sujet y était exposé sur une seule page, dans la rubrique Lignes (celle-ci accueillera continuellement, jusqu'en février 1992 avec le n°254, d'autres travaux des Cités obscures et plus particulièrement de l'album L'Echo des Cités). L'illustration était accompagnée d'un texte rendant compte du visuel proposé. Intitulé Mystérieux retour du capitaine Nemo - De notre envoyé spécial Stanislas Sainclair, l'auteur de l'article rapportait que le héros vernien aurait été aperçu sur les eaux de Samarobrive (Samarobriva était le nom de la future ville d'Amiens dans la période gallo-romaine), les avis étant partagés, certains pensant que le capitaine du Nautilus n'apprécierait guère de voir étaler ses aventures sur du papier, et d'autres voyant en cet homme Jules Verne lui-même. La grande toile de Desombres, très respectueuse des travaux d'Alphonse de Neuville, exposait clairement le capitaine Nemo contemplant la cité du pont de son navire et plus particulièrement le Temple Servadac, autre référence vernienne envers le personnage d'Hector Servadac (deux ans plus tôt, en 1987, dans L'Archiviste, on découvrait Samarobrive abritant ce même Temple Servadac, ce dernier partageant plus que de grandes accointances avec la cathédrale d'Amiens). Sur ce dessin, dans sa représentation géométrique s'élevant de l'obscur (l'animal des profondeurs) vers la lumière (le soleil), on aperçoit un tentacule de céphalopode enserrant la jambe gauche d'un capitaine Nemo semblant alors imperturbable dans sa contemplation, son regard étant attiré à la vue d'une montgolfière s'élevant dans les airs près du Temple. On pourrait même suggérer que le capitaine, aidé des oiseaux l'entrainant dans leur passage, s'élève lui aussi vers ce qu'il contemple. C'est cette même page que l'on retrouvera trois ans plus tard parmi les recueils spéciaux consacrés aux Cités obscures sous un aspect encyclopédique, voire archéologique, dans le volume d'anthologie L'Echo des Cités (Casterman, 1993). La luminosité du dessin fut alors retouchée avec quelques autres légères modifications, l'unique page originelle s'étalant ici en page 8 et 9, la première proposant le texte accompagné d'un dessin en noir et blanc, celui-ci suggérant l'apparition du Nautilus dont on semble voir apparaître ou plutôt disparaître l'avant du sous-marin dans un maelström telle une sorte de porte... et la seconde, l'oeuvre de Desombres. Si la date de cet événement n'est pas indiqué dans sa première exposition, il est imprimé à la suite d'un premier article daté de 719 dans L'Echo des Cités, et dans la tentative de concevoir une chronologie des évènements historiques du monde obscur dans Le Guide des Cités, cette apparition émergeant de la Somme y est datée en l'an 720. L'Echo des Cités rapportera également plusieurs événements auxquels participa Michel Ardan, dont la seconde expédition dans le gouffre de Marahuaca à l'occasion de laquelle il évoquera sa fameuse rencontre avec Jules Verne en 751 (comme indiqué en 1996 dans Le Guide des Cités), l'écrivain lui ayant alors promis de faire de sa personne l'un des héros de l'un de ses prochains ouvrages.

Bien des aspects de ce monde obscur semblent proches du notre, c'est à dire à celui de la Terre, comme ressemblant sous certains degrés à un Doppelgänger (dont on retrouve dans plusieurs oeuvres de science fiction des exemples tel le film éponyme de Robert Parrish produit par Gerry Anderson avec Roy Thinnes), mais ici s'étalant sur une certaine temporalité. De plus, des liens, des ponts ou autres passages ont reliés les deux mondes dans des temps très courts ayant suffit à faire naître quelques influences, certaines Cités obscurs s'inspirant notamment pour leurs architectures des oeuvres ''végétales'' du photographe allemand Karl Blossfeldt, la cité Brentano ayant ainsi été renommée Blossfeldtstad comme rapporté dans Le Guide des Cités – à Xhystos, c'est l'Art nouveau de Victor Horta qui s'impose sur la base d'un unique ouvrage... –. Les auteurs des Cités obscures eux-mêmes ont eu un temps, en 1980, accès à l'un de ces passages situé dans le Palais de Justice de Bruxelles, et un tel passage fut présenté en chair et en mur au public lors de l'exposition spectacle Le Musée des Ombres en juin 1990, à Sierre (exposé quelques mois plus tôt au Festival de la Bande dessinée d'Angoulême). Comme Hergé a su concevoir de nombreux ponts entre les aventures imaginaires de Tintin et la réalité historique, nombre de création de Schuiten et Peeters (ce dernier est un grand spécialiste de Georges Rémi et de son oeuvre) dans les Cités obscures évoquent de réels lieux, représentations ou évènements de l'Histoire notamment sous le reflet de la métaphore. Des personnalités du monde obscur portent également des noms identiques à des terriens, comme l'architecte Joseph Poelaert (1817-1879 pour celui de notre monde), né en 681 dans le Brüsel obscur, et qui affirme avoir utilisé les restes de la Tour pour concevoir le Palais des Trois Pouvoirs, reflet du Palais de Justice de Bruxelles. Jules Verne lui-même qui avait connaissance de ce monde, comme nous l'avons vu précédemment, puisera en celui-ci de nombreux éléments pour leur donner une nouvelle lumière en créant ses Voyages extraordinaires. C'est dans ce contexte toujours que le Nautilus du capitaine Nemo est évoqué dans l'aspect donné au design de la station de métro parisienne Arts-et-Métiers, lieu de plusieurs passages entre les deux mondes. C'est justement et réellement François Schuiten qui a imaginé et dessiné le réaménagement de cette station en 1994, comme il l'a fait également pour la station Porte de Hal à Bruxelles. Cela souligne encore l'aspect multiforme de cette oeuvre s'extrayant de sa base éditoriale pour se mêler véritablement à l'espace qui l'entoure.

On retrouve à nouveau Michel Ardan, à Blossfeldstad, dans le 7ème tome / 14ème ouvrage L'ombre d'un homme (Casterman, 1999) où l'engin volant qu'il pilotait s'est écrasé sur le Palais des Mille Feux de Mme Bouchiney. Suite à cet accident, il rencontre le personnage central de cet album, Albert Chamisso, un employé des Assurances Générales qui va réglé son problème, soulignant la responsabilité de Mme Bouchiney à son égard. Michel Ardan croisera encore Albert Chamisso alors que celui-ci vit seul, avec son ombre, sa femme l'ayant quitté à cause de sa personnalité devenue autre depuis que cette ombre a pris une certaine caractéristique... Le photographe lui apportera son aide en remerciement de son expertise lors de son accident.
Le nom d'Albert Chamisso fait référence au botaniste Adelbert von Chamisso qui écrivit en 1813 Histoire merveilleuse de Pierre Schlemihl ou l'homme qui a perdu son ombre, court récit fantastique dont s'est inspiré Benoît Peeters pour le scénario de L'ombre d'un homme. A cet égard, Peter Cogman, enseignant le français à l'université de Southampton, revient sur l'évocation du personnage sans ombre de Chamisso dans l'oeuvre de Jules Verne, cela dans l'article Verne and the Theatre: Hoffmann and the “Shadowless Mann” in Voyage au centre de la Terre publié en septembre 2011 dans la revue internationale Vernania. Concernant encore l'oeuvre de Chamisso, dans une interview dans le Monde Obscur éditée dans le n°9 de Luminas (voir le paragraphe suivant), et où Jules Verne est évoqué de par la dimension extraordinaire de ses récits, la poétesse Leonor Ocevedo (dont le nom est celui de la mère de Borges, écrivain ayant beaucoup inspiré Peeters) termine en mentionnant oeuvrer à la correction d'une indécise traduction française de ce roman.

En dehors des albums entre autres couvrant l'existence des Cités obscures, deux magazines ''internationaux'' seront publiés. Tout d'abord The Light de courte durée, puis Luminas de 2001 à 2005, dont les exemplaires de ce dernier sont disponibles sur le précieux Site-Dictionnaire consacré aux Cités obscures : Alta-Plana : Luminas. En ces pages qui appuieront encore un peu plus le lien entre le clair et l'obscur – les rédactions étant censées provenir des deux mondes –, l'univers de Jules Verne est encore bien présent, Michel Ardan collaborant même à son élaboration. On peut y lire notamment dans le numéro 12 (mars 2004), une interview du romancier ; entretien évidemment contemporain à la sortie dudit numéro et correspondant pour notre monde, selon les déductions que l'on peut faire, au alentour de l'année 1892. Jules Verne y reprend des propos déjà énoncés lors de véritables interviews, puis évoque les divers lieux qu'il a visité depuis ses passages réguliers dans le Monde Obscur.
On notera également qu'il est fait mention du Lac Nemo dans le n°1 de Luminas, ainsi que d'un Club Nemo à Samarobrive dans le n°7 de la même revue, cela dans un récit de voyage conté par Ray Francis Baconbread rappelant celui de Cinq semaines en ballon. L'illustrateur Edouard Riou qui a beaucoup oeuvré pour les Voyages extraordinaires de Jules Verne y était également mentionné comme membre de cette expédition survolant les Terres obscures, celle-ci passant notamment au dessus du lac Nemo. Les illustrations de cet article écrit en trois parties jusqu'au n°9 étaient justement celles qu'Edouard Riou et Henri de Montaut réalisèrent en 1863 pour le récit de Jules Verne survolant les terres africaines, ainsi qu'une seule issue de L'île mystérieuse. Concernant le lac ou le club, Nemo pourrait éventuellement évoquer en ces cas, de par certains reflets perçus au travers des Cités, Little Nemo in Slumberland de Windsor McCay auquel Schuiten, Peeters et plusieurs autres artistes comme Otomo Katsuhiro, Art Spiegelman, ou le regretté Moebius ont rendu hommage, en 2005, dans un album fêtant le centenaire de la naissance du personnage – Little Nemo : 1905-2005 un siècle de rêves –, année où l'on commémorait également le centenaire de la disparition du créateur du capitaine Nemo dont l'affiche des Utopiales le représentant fut dessinée cette année-là par Moebius (concernant Little Nemo, Jean Giraud eut en charge la conception d'une partie du graphisme du film produit avec moult difficultés par Yutaka Fujioka, et signa également le scénario d'un Little Nemo dessiné par Bruno Marchand).
Parmi cette foisonnante et luxuriante exposition de références en de nombreux autres domaines présentés dans Luminas, dans le n°2, l'une d'elle concernera avec amusement Edgar P. Jacobs et son Chronoscaphe, puis un peu plus loin, un certain Harry Rhodes est évoqué sur un sujet archéologique, ce nom apparaissant dans l'oeuvre vernienne dans Les naufragés du Jonathan. On aperçoit également un champignon tout droit sorti de l'île de L'Etoile mystérieuse des Aventures de Tintin dans le n°3, et ces dernières feront l'objet d'une autre découverte dans le désert des Somonites dans le n°9. Pour en revenir au n°3, le phare qui y est présenté en première page fait clairement référence, dans ses phénomènes mystérieux qui l'environnent, à celui de Taxandria (1988-94), long-métrage dont les décors ont été dessinés par François Schuiten dans une sorte de prolongement à ceux, et au monde, des Cités obscures (univers qui se retrouve entre autres dans l'album Souvenirs de l’éternel présent). A propos de ce film réalisé par Raoul Servais dont on ressent dans cet ouvrage un peu de la magie d'un Karel Zeman, on aperçoit un sous-marin échoué – éventré, avec une sévère déchirure le faisant ressembler à un requin ayant la gueule grande ouverte – semblant assez proche de ceux aux effluves verniennes des oeuvres du réalisateur tchèque, ou encore de quelques autres représentations comme celles de Méliès.
On peut encore noter, dans le n°4 (page 6), l'Aquabus évoquant au-delà de Jules Verne, voire dans sa forme aux engins d'Albert Robida, avec la Mer des Silences près de Samarobrive, comme un écho au commandant Cousteau et le monde du silence dans le long-métrage éponyme de Louis Malle. Jules Verne est encore présent dans le n°5 avec la foire du livre de M. Pierre Déclage. Le n°8 relate une attaque de plusieurs Octopus... Les rédacteurs de la revue mentionneront et annonceront également plusieurs véritables évènements d'actualité, notamment la publication de titres d'œuvres les touchant particulièrement, et pour certaines liées à Jules Verne comme la bande dessinée L'Autre Monde (Dargaud) de Rodolphe et Florence Magnin dont l'histoire et le héros nommé Jan Vern font écho évidemment à l'écrivain et ses romans, de même qu'ils feront mention de la série de quatre albums du Professeur Stratus (Le Lombard, 1989-2003) de Guy Counhaye aux fortes et agréables senteurs verniennes ; la dernière aventure se situant en milieu océanique, le professeur naviguant dans un sous-marin nommé l'Argonaute... Rochette dont nous avons évoqué la bande dessinée Nemo le capitaine vengeur était aussi cité comme faisant parti de la famille d'auteurs de François Schuiten lors d'une annonce dans le n°9 concernant les 2èmes Rencontres de la bande dessinée et de l’illustration dans la ville d'Uzès en juillet 2003. Il sera présenté également un box de trois CD titrée Capitaine Courageux, compilation proposant par lui-même une partie de l'oeuvre de Gérard Manset, figure plus que tutélaire de la chanson française au même titre que le Nemo de Verne est le personnage parmi les plus marquants de l'auteur. Comme Bilal le fit en son style en 1996 pour la pochette de Route Manset où onze artistes reprenaient les saintes oeuvres de l'auteur-compositeur-interprète, François Schuiten prêtera à Gérard Manset quelques unes de ses illustrations pour le coffret Capitaine courageux, la couverture faisant notamment écho au voyage vers la Lune dans un style proche des gravures des Voyages extraordinaires, cette illustration représentant l'Obus céleste du professeur Axel Wappendorf étant originellement parue en 1988 en conclusion de l'album Encyclopédie des Transports Présents et à Venir.
Luminas, avec la liberté de rédaction procurée par sa nature, se permettait aussi d'appuyer encore un peu plus l'humour souvent ironique et caustique distillé ici et là dans les albums. C'est même à cet égard un support ayant permis une création jubilatoire en ce sens dans nombre des articles y ayant été publiés.

Tel le Cube d'Urbicande, le réseau des planches dessinées dans l'oeuvre des Cités obscures, et des textes qui y sont liés, n'a de cesse de s'étendre sous le regard du lecteur depuis la pose des premières pierres il y a de cela 30 ans. C'est ce même regard qui prolonge encore cette construction de l'imaginaire dont la dimension s'étend jusqu'à d'autres imaginaires, tels ceux de Jules Verne qui mêlait la réalité scientifique aux émanations des mythes formant le ou les mondes.
Le temps a également été et est encore d'importance dans la révélation de cet obscur, donnant à ceux qui ont suivi depuis le début la découverte de ce dernier, l'impression qu'ils ont vécu un peu au travers de celui-ci. Benoît Peeters, en créant ces espaces mis en forme par un François Schuiten virtuose en son architecture, a de la sorte donné naissance à une planisphère faisant écho à la nôtre, tout en puisant une part de son imagination dans moult sources réelles ou imaginaires dont certaines issues des visions verniennes, formant ainsi un pont parmi d'autres entre son oeuvre et celle de l'écrivain des Voyages extraordinaires ; lien que nous avons tenté ici de souligner dans ces diverses manifestations par ces quelques mots.

Comme il est écrit dans Le Guide des Cités, si les livres sont appréciés dans le monde obscur – un pavillon leur étant notamment dédié à l'Exposition Interurbaine de Pâhry en 751 –, qu'ils portent sur de la documentation, de la poésie, du conte ou de la nouvelle (L'Echo des Cités publie de courts récits), la littérature produite par les romanciers y est perçue comme une perte de temps voire un vice. Toutefois, seuls les Voyages extraordinaires de Jules Verne dérogent à cette règle, ceux-ci étant considérés comme objets de savoir, de méditation et de glose.

Jacques Romero, 03/2012

Quelques sites de référence :

Alta-Plana - The Obscure Archives
Office des Passages Obscurs
Archives - des villes claires au cités obscures
La Quête du sens dans Les Cités Obscures - 1995
Les Piérides
La Maison Autrique
Forum - Les cités obscures et nous - BD Paradisio

Raymond Larpin ayant participé à l'aventure Luminas présente un résumé agréablement détaillé et commenté des ouvrages de François Schuiten sur le forum Lefranc, Alix, Jhen ... et les autres. Il y a également une indispensable Bibliographie - François Schuiten - par Olivier Tissot et Alex Willem du 17 février 2006 et l'on peut également consulter, pour accéder à une liste importante des oeuvres touchant aux Cités, le précieux Catalogue Raisonné des Oeuvres et Travaux d'Origines Claires, Sombres et Obscures dont la dernière mise à jour date de 2006.


Galerie d'images

01 : Mystérieux retour du capitaine Nemo - De notre envoyé spécial Stanislas Sainclair (Schuiten & Peeters, L'Echo des Cités, 1993).
02 : Mystérieux retour du capitaine Nemo - De notre envoyé spécial Stanislas Sainclair (Schuiten & Peeters, L'Echo des Cités, 1993 / réimpression de l'original paru en 1989 dans le n°231/232 de la revue Urbanismes et Architecture).
03 : Jules Verne (Schuiten & Peeters, L'enfant penchée, 1996).
04 : Jules Verne (Schuiten & Peeters, L'enfant penchée, 1996).
05 : Michel Ardan, page 33 (Schuiten & Peeters, L'Echo des Cités, 1993, page 33)
06 : Vélocipède alaxien du professeur Axel Wappendorf (Schuiten & Peeters, Encyclopédie des Transports Présents et à Venir, 1988 / Le Guide des Cités, 1996)
07 : La roue de la mort, blindé Sodrovno-Voldachien (Schuiten & Peeters, Luminas, n°15, page 13, décembre 2004 / illustration originellement issue d'un magazine scientifique étasunien de 1933).
08 : Roland de Cremer revenant au Centre de Cartographie après un congé (Schuiten & Peeters, La frontière invisible, T2, 2004)
09 : Roland de Cremer revenant au Centre de Cartographie après un congé (Schuiten & Peeters, La frontière invisible, T2, 2004)
10 : Prototype Sodrovno-Voldachien d'après les travaux du professeur Axel Wappendorf (Schuiten & Peeters, La frontière invisible, T2, 2004)
11 : Prototype Sodrovno-Voldachien d'après les travaux du professeur Axel Wappendorf (Schuiten & Peeters, La frontière invisible, T2, 2004)
12 : Moyen de transport de Blossfeldtstad (Schuiten & Peeters, Le Guide des Cités, 1996)
13 : W3 (Tezuka Osamu, 1965-66)
14 : Nadia et le secret de l'Eau Bleue (Gainax, 1990)
15 : Steamboy (Otomo Katsuhiro, 2004)
16 : Moto-roue du général Grievious (Star Wars : Episode III - La Revanche des Sith, 2005)
17 : Mono-cycles des agents J et K (Men in Black 3, 2012)
18 : Taxandria (Raoul Servais, 1988-94)
19 : Taxandria (Raoul Servais, 1988-94)

Les illustrations sont © Schuiten, Peeters / Casterman © Osamu Tezuka Prod. / Mushi Prod. © 1989 NHK / Sogo Vision / Toho © 2004 Katsuhiro Otomo · Mash Room / STEAMBOY Commitee © Lucasfilm Ltd. © 2012 Sony Pictures Digital Inc.


Galerie

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